Depuis quelques années, de nombreux pays africains appliquent une taxe sur les appels entrants sur leur territoire. Bien que chaque pays ait évidemment toute souveraineté sur la fiscalité qu’il met en œuvre, ce type de taxation est problématique.

Tout d’abord, elle s’applique à une exportation. Généralement, les pays cherchent à faciliter leurs exportations en évitant de les taxer et à limiter leurs importations en appliquant au contraire des droits de douane.  Or, les appels entrants forment une exportation, puisqu’il s’agit d’une production locale (acheminer les appels sur les réseaux du pays) vendue à l’étranger (les personnes qui appellent la destination nationale sont situées à l’étranger et paient ces appels).  La taxation des appels entrants est donc une des rares exportations d’un pays soumise à taxation.

On pourrait penser que ce n’est pas très grave, car il y a vraisemblablement peu de substitutions possibles et que l’élasticité du trafic aux prix peut être jugée modérée. Cette dernière hypothèse reste à valider: on constate en effet dans les pays appliquant une taxation des appels entrants des rééquilibrages de trafic et une forte incitation à la fraude.

Qui appelle une destination depuis l’étranger? Principalement deux populations: les entreprises qui commercent avec ce pays certes dont l’élasticité prix peut être faible, mais surtout les nationaux situés à l’étranger, la diaspora, dont le niveau de vie est généralement plus élevé que les parents restés au pays, mais qui est vraisemblablement très sensible aux prix. Un arbitrage s’opère dès lors que la destination d’un pays s’enchérit entre ceux qui continuent à appeler depuis l’étranger et ceux qui se font appeler depuis le pays: ce rééquilibrage se traduit par une baisse des exportations et une hausse des importations, dégradant la balance commerciale du pays sur les services de télécommunications.

Par ailleurs, toute taxation induit des phénomènes de contournement qui prennent d’autant d’ampleur qu’ils sont aisés à mettre en œuvre. Cela accélère donc vraisemblablement le passage par les services de voix sur IP offerts par des applications telles que Skype ou Viber, au fur et à mesure que la population s’équipe en smartphone et que la 3G permet l’acheminement de ce trafic. Cette accélération de la migration vers des services IP induite par la taxation érode le trafic téléphonique traditionnel, non seulement international, mais aussi vraisemblablement domestique, et érode donc rapidement la base fiscale de la taxation. Il n’y a pas grand chose à faire contre ce mouvement qui de toute façon se manifestera, obligeant les opérateurs à modifier plus rapidement leurs modèles d’affaire. La taxation l’accélère.

Temporairement, cette taxation favorise également l’apparition et l’extension d’opérateurs contournant les réseaux internationaux, grâce à des systèmes de type VSAT. Même si ce phénomène reste vraisemblablement marginal, il érode non seulement la base fiscale, mais l’assiette naturelle de trafic des opérateurs en place et nécessite des moyens de police supplémentaire pour l’enrayer, qui ont évidemment un coût budgétaire.

Mais, il est d’autres incidences très dommageables. Dans de nombreux pays, la justification première avancée est le contrôle des revenus internationaux des opérateurs. Ceux-ci minoreraient leur chiffre d’affaires international, et au-delà ou en-deçà de cette taxation, le premier objectif serait de  vérifier et rectifier le trafic international reçu et le chiffre d’affaires correspondant. Il faut noter que ce qui importe au niveau de l’État n’est pas le volume de trafic, mais le niveau des revenus internationaux dont l’incidence fiscale est claire. Prendre en charge directement cette fonction de contrôle par des dispositifs étatiques est déjà source d’un fort étonnement, car ce type de contrôle est du ressort des commissaires aux comptes qui dans tous les pays certifient la conformité et la sincérité des comptes, et qui sont généralement redevables devant la justice de leur activité. C’est donc jeter une suspicion extrêmement forte sur les commissaires aux comptes  des opérateurs de télécommunications que ces derniers pourraient même attaquer justice pour négligence forte (rappelons-nous l’impact sur Arthur Andersen de la faillite d’Enron) s’il était avéré que le chiffre d’affaires n’est pas sincère.  Pourquoi l’Etat se limite-t-il alors au secteur des télécommunications et ne va-t-il pas compter par exemple chez les brasseurs le nombre de bouteilles produites et la conformité du chiffre d’affaires à cette production?

Ce souci inattendu de contrôle induit deux phénomènes inquiétants:

1. pour assurer ce contrôle, il peut être demandé aux opérateurs de faire transiter leur trafic international par une passerelle unique assurant ce contrôle, et parfois assurant elle-même le transit international. ceci est fréquemment contraire à toutes les dispositions législatives et réglementaires qui assure aux opérateurs la liberté de trafic international; ceci est contraire aux dispositions législatives et réglementaires d’entrée sur les marchés qui exige généralement un appel d’offre ouvert pour la délivrance d’une licence d’exercice d’un métier d’opérateur de services de télécommunications que représente la gestion de ce trafic international; enfin, ceci est une aberration économique qui conduit à revenir à un monopole d’exploitation sur l’international, faisant fi de 20 ans de développement d’une concurrence dans le secteur des télécommunications; ceci est une aberration technique, car les opérateurs de ces passerelles généralement ne disposent pas de l’expertise technique pour les faire fonctionner correctement.

2. ce contrôle est généralement confié, selon donc des voies totalement arbitraires, à des prestataires de service qui prétendent à la fois contrôler le trafic, le comptabiliser et percevoir une taxation assise sur ces décomptes de trafic. Une première question se pose: qui contrôle le contrôleur? La concentration entre des mains uniques du trafic international laisse une grande marge de manœuvre de fraude à cette police privée. Mais, une question encore plus sensible surgit: sur la manne fiscale perçue par ces contrôleurs, une partie leur revient en rémunération des services rendus (installation de la passerelle, décompte et recouvrement des taxes). Or, cette marge n’est en aucune façon relative aux coûts encourus. Si c’était le cas, il devrait y avoir un système de rémunération fixe de ces contrôleurs, et non une part ou une commission sur le trafic écoulé. Or, le principe d’une répartition des revenus est très généralement retenu; on constate de plus que dans certains pays, cette commission peut être exorbitante, de l’ordre de 50% des recettes fiscales collectées, dont donc seulement la moitié reviennent dans les caisses de l’État.  Cette rémunération est très largement au-dessus des coûts encourus. Que devient cette rente considérable: une partie revient au prestataire pour bons et loyaux services rendus, car effectivement, une partie est vraisemblablement redistribué dans les instances politiques du pays. En d’autres termes, ces systèmes sont d’énormes machines à corruption basés sur le secteur des télécommunications qui est effectivement désormais un des secteurs qui brasse beaucoup d’argent.

Dans certains pays, le mécanisme décrit ci-dessus est patent; d’autres ont pris des précautions pour l’éviter en faisant en sorte que la taxation soit entre les mains de l’administration fiscale, sans intervention d’un tiers privé et sans acheminement forcé du trafic. Nous ne citerons pas ici les pays concernés, ni les prestataires qui se prêtent à ces petits jeux. Mentionnons seulement que la plupart sont immatriculés aux États-Unis ou en Europe, deux zones dont les États prétendent lutter contre la corruption.

S’il reste dans les prérogatives des États la responsabilité souveraine de lever l’impôt, même si trop souvent cette perception s’opère dans des conditions économiques discutables, faisons en sorte que ce ne soit pas un moyen de destruction des démocraties naissantes.

Références:
Rapport Deloitte-GSMA 2011